Rentrée d'hiver
janvier 2023Justine Augier – Robert Colonna d’Istria – Espedite
Hélène Frappat – Cécile Ladjali – Mario Pasa
Laura Ulonati
Deux ou trois choses
à savoir d’elles

« PAR UN TROUBLANT HASARD, bien qu’écrits par autant de femmes que d’hommes, les romans de notre rentrée d’août avaient pour principaux protagonistes des personnages masculins. Et cette rentrée de janvier 2023, à l’inverse, se focalise sur… des femmes. Si est à l’œuvre ici un “dégenrement”, il concerne d’abord les formes avec lesquelles joue la littérature. Effaçant les frontières du roman biographique, c’est à la manière d’une détective qu’Hélène Frappat (Trois femmes disparaissent) conduit une enquête – son approche est aussi précise que subreptice – sur les prédations dont ont été victimes, de mère en fille puis petite-fille, trois célébrités du grand écran : Tippi Hedren, Melanie Griffith, Dakota Johnson. Dans une démarche assez comparable, Laura Ulonati (Double V), par sa capacité d’ingérence narrative, explore et réfléchit la sororité – à commencer par la sienne – en regard des ambivalentes relations entre l ’artiste-peintre Vanessa Bell et sa sœur cadette Virginia Woolf.
“Ce roman n’est pas un biopic : plutôt l’autobiographie imaginaire d’un personnage réel”, pourrait affirmer Mario Pasa (L’infante sauvage) quand s’autoportraiture avec émotion, et de profundis, la nommée Madeleine Gonzalès (fin XXIe − début XVIIe siècle), une femme velue, poilue, pelue – laquelle resta dans l’Histoire en raison de son hirsutisme.
Brillant et décapant, Utérotopie (que signe Espedite) radicalise tout autrement la féminité en incarnant/décharnant deux adolescentes qui abhorrent toute intromission ou contrôle de la société sur leur corps. Quant à Cécile Ladjali, aussi attentive aux malentendus qu’aux malentendants, elle se transporte dans un hôpital psychiatrique de Tel-Aviv pour comprendre le déni de grossesse d’une jeune Palestinienne, harmoniser des voix antagonistes, et entendre celles qui imprègnent (peut-être) la vie prénatale (La nuit est mon jour préféré). Enfin, la Maison que dépeint Robert Colonna d’Istria prend forme comme un mirage sous les yeux de la femme qui la met en chantier, affrontant une expérience sisyphéenne dans laquelle entrent effort, patience, résignation et dépossession – expérience finalement heureuse, car il y a là presque un roman philosophique.
Toutes ces narrations rendent poreuse la taxinomie littéraire. Elles interrogent les représentations du féminin, ses attributs et rôles prétendus. La fiction investit le non-dit, elle le dévoile, dessille le regard. Dans son récit/essai, Justine Augier montre en quoi l’écriture nous révèle ce que nous ne savions pas que nous savions : ce qui était là, en instance d’être dit, jusqu’alors enfoui ou innommé. Évoquant la personnalité, la trajectoire en politique et la mort de sa mère (Marielle de Sarnez), elle cherche à mesurer, à soupeser ce qui les a séparées et cependant unies. Elle s’applique à elle-même une éthique du juste mot. Elle affirme (et transmet) sa confiance dans la force que l’écriture doit exercer sur le réel, s’y affrontant pour le modifier, s’engageant dans l’exigence de l’écrit – et dès lors de la lecture – qui témoigne, agit, cristallise une vérité cachée, ou demeurée inaudible.
Puisse donc résonner longtemps, dans notre confrérie des métiers du livre, le très beau titre qu’elle a donné au sien : Croire.”
Bertrand Py
Justine AUGIER
Croire
Roman
Justine Augier (« De l’ardeur », « Par une espèce de miracle »…) qui pratique et incarne une forme de pudeur et d’éthique littéraire assez uniques voit son projet d’écrire sur la littérature comme lieu de l’engagement entrer en collision avec la maladie et bientôt la mort de sa mère. Alors que la nature même de l’urgence mute, l’intime et l’universel se tressent dans un texte bouleversant de justesse et de clairvoyance. Et qui rappelle le potentiel devenir résistant de chaque lecteur.
À l’intersection du littéraire et du politique un livre bref et fulgurant qui trouve sa place entre Hannah Arendt et Joan Didion. Pas moins.
« DANS UN TEMPS D’ENFERMEMENT et de suspens qui rendait curieusement attentif aux dangers de l’époque, l’envie d’écrire sur la littérature et ses pouvoirs m’a traversée une première fois. Elle naissait d’une croyance familière bien qu’intermittente en la puissance de la littérature face à ce qui enferme, écrase le temps, les identités, la langue, les possibles, les luttes et les espoirs. En ces temps suspendus qui nous enjoignaient de revenir à l’essentiel, dans lesquels vibraient toutes nos craintes, existentielles et politiques, j’ai pensé trouver de quoi tenir en revenant à cette croyance en une capacité des phrases à changer quelque chose au réel, par l’entremise de ceux qui lisent. Puis, à mesure que la vie a repris son cours, cette foi a peu à peu faibli, a fini par perdre de son aura brûlante, et j’ai mis de côté les quelques pages écrites.
L’hiver suivant, mon envie s’est imposée de nouveau. Cinq mois plus tôt, nous avions découvert que ma mère souffrait d’une leucémie dont elle allait mourir un mois plus tard. Elle avait passé la plus grande partie des cinq mois qui venaient de s’écouler enfermée dans une chambre stérile d’hôpital, séparée du reste du monde, une pièce dans laquelle, à part le personnel médical, seuls mon frère et moi avions le droit de pénétrer. Lors d’une visite, j’ai évoqué l’envie qui m’avait traversée et, des semaines plus tard, alors que nous pressentions une rechute après des mois de rémission, alors que nous attendions dans la chambre les résultats d’une analyse devant confirmer nos craintes, elle a prononcé ces mots : Il faut que tu l’écrives, ce livre sur la littérature et ses pouvoirs. J’ignorais quelle idée elle pouvait s’en faire depuis son enfermement mais je savais une chose, la possibilité de ne pas l’écrire avait disparu.”
J. A.