Rentrée Littéraire 2024

Actes Sud

En tous lieux singuliers

Qu’est-ce qui vous fait placer en « littérature » les trois textes de non-fiction de ce programme de rentrée ? – me demandait hier un journaliste littéraire en s’informant de nos parutions… Probablement (ai-je dit) la force de leur écriture, et le fait que Justine Augier, Kaoutar Harchi, Sébastien Lapaque sont tous trois romanciers, que ces livres sont connivents de leur œuvre de fiction, et que tous trois sont dans une exigence formelle immédiatement perceptible, qui dépasse de beaucoup la simple restitution de leurs investigations : la première (Justine Augier, Personne morale) enquête sur le comportement criminel de l’entreprise cimentière Lafarge en Syrie ; la seconde (Kaoutar Harchi, Ainsi l’animal et nous) met en lumière le processus d’animalisation qui depuis des siècles précède puis induit la violence que l’homme inflige à ses semblables ; le troisième (Sébastien Lapaque, Échec et mat au paradis) s’interroge sur les quelques heures que Bernanos et Zweig ont passées ensemble, au Brésil, peu de jours avant le suicide de l’auteur de La Confusion des sentiments 

Comme il arrive parfois, une autre forme de réponse m’est venue après avoir quitté mon interlocuteur. Car j’aurais pu ajouter que si ces trois textes (« documents » ? « témoignages » ? « essais » ?) convoquaient toute l’exigence narrative et stylistique de leurs auteur.e.s, la réciproque leur était donnée par ces romans de rentrée qui pour l’essentiel se nourrissent d’une documentation préalable, ou d’une connaissance intime des lieux mis en scène, et souvent métabolisent des faits réels, leur proposent un contexte réinventé, observent notre époque, examinent nos pratiques, nos rituels, nos loisirs, nos attentes et nos anxiétés.

Il n’y a pas moins de pensée dans la fiction que dans la non-fiction. L’effroi qu’éprouvent devant le désastre écologique les milliardaires survivalistes et les communicants de Trash Vortex (Mathieu Larnaudie) est une hyperbole de la répulsion que les hordes de voyageurs finissent par susciter chez l’autochtone (Nord Sentinelle, de Jérôme Ferrari). Jess (l’attachant personnage des Jardins de Torcello, de Claudie Gallay) s’en préserve comme elle peut, à Venise où la condition touristique a de quoi troubler son enchantement. C’est qu’à vouloir se sentir citoyen du monde, on se heurte aux aléas renouvelés du droit du sol. Chez Ferrari, l’insulaire tire profit de l’envahisseur qu’il méprise, tout en surjouant le rôle de l’authentique, tels ces spécimens de Vies sauvages, regroupés et donnés à contempler dans le parc animalier que décrit Daniel Fohr. Il faudrait que l’étranger soit rare pour être digne d’un peu d’amitié. Dans le village du Jary, où Julien Bouissoux situe son histoire, ce n’est pas sans prudence qu’on accueille le nouveau venu, bien qu’il semble porter sereinement la soutane. Nul curé n’échappe donc à l’enfer de l’altérité – d’autant que chez nous n’est plus guère précédé de bienvenue. Et voilà qu’un jour votre propre pays vous devient hostile : avant Stefan Zweig, car plus précocement en danger que lui, la famille Freud dit adieu à Vienne et fuit à Londres où, raconte Isabelle Pandazopoulos, la veuve de Freud embauche une autre exilée pour veiller sur Anna, et tromper l’ange de la mort, lequel – on le sait – vous attend à Samarcande aussi bien qu’en pleine rue, quand vous sortez acheter le pain ainsi que le raconte Jorg à Margaux dans le roman de Muriel Barbery. Pour le personnage de Thomas Helder, écrivain amsterdamois, l’Aubrac est le meilleur endroit où aller – c’est-à-dire où mourir, dans la présence-absence des amitiés d’enfance, défuntes et pourtant inoubliées. Margaux est tout au songe de ces amis que vent emporte, et il neige devant sa porte, comme tombent les larmes des poètes. Une autre mélodie, entêtante, poétique, a immortalisé le lien entre Leonard Cohen et Suzanne Verdal, mais en quittant Portland, dans le deuil de son père adoptif, et pleine de colère, la fille de Suzanne (Écouter les sirènes, de Fabrice Melquiot) voudrait en finir avec ce jasmin de légende dont la voici brutalement sevrée. Il lui faut partir pour enfin devenir – sans trop savoir comment – ce qu’elle rêverait être.

Partir ? La littérature ne fait que cela. Il y a vingt ans, le travel writing et les récits de voyage déferlaient en nombre sur les tables de nos librairies. Se transporter ailleurs – c’était déjà faire œuvre. Mais les temps ont changé. Désormais le roman est partout chez lui, il se nourrit des paysages du monde entier, d’un accès facile aux lieux qu’il s’est choisis pour décor. Tout semble presque à sa portée. Et le déclin (marchand) de la littérature traduite prolonge peut-être celui des collections voyageuses, car la curiosité n’est plus qu’à sens unique : aller voir, visiter plutôt que recevoir – au risque d’une uniformisation devenue réciproque, et donc planétaire. 

La fiction comme la non-fiction de cette rentrée ne se dispersent dans le monde que pour accompagner des personnages réels ou imaginaires avec l’exigence d’une aventure dans le langage qui soit digne de leur vérité et de leurs voix. Le vrai voyage, il est là. Les soliloques apocalyptiques de la milliardaire de Trash Vortex, la véhémence rigoureuse d’Ainsi ­l’Animal et nous, la rageuse lucidité de Nord Sentinelle, l’exigeante ténacité de Personne morale… on multiplierait ici les exemples d’une diversité qui ne tient pas à la géographie, à l’information, au substrat documentaire – mais vient de ce qu’aucun de ces textes n’est réductible à son propos, son contenu, fût-ce même à la singularité des vies qu’il explore. Ainsi aurais-je pu répondre à la question de mon interlocuteur : sachez qu’en évoquant ces livres je ne pourrai jamais vous rendre assez sensible la musique que vous entendrez et jouerez, de vos propres oreilles et yeux, quand vous en parcourrez les pages. C’est de cette indicible évidence que je tire la certitude qu’ils sont litté­rature. Le reste, je ne saurais dire, nous ne savons qu’en penser : romances, ritournelles, c’est… bonnets de flanelle.

– Bertrand Py –

Directeur éditorial